"Nous ne sommes jamais assez poètes" d'Esther Tellermann.



Nous cherchons tous un impossible: l'objet qui nous apporterait la jouissance. Que cet objet nous soit dérobé est ce qui relance notre désir, l'anime. Pour le poète qui travaille la langue, il peut-être le sens infiniment traqué dans la chaîne des significations, l'adéquation des mots et du monde. Le poème tourne autour de ce désaccord, cette dysharmonie qu'il tente d'écrire.
Certains ont nommé "gouffre", "abîme", la frontière, "point de poésie", le vide qui nous sépare de toute possibilité de plénitude. Grand tout pour les romantiques; pour les poètes du 20e siècle, désorientation au sein de la langue même. Sans doute y a-t-il dans le poème la tension vers un sens qui ne sera jamais donné, mais aussi le coup de force inouï de faire surgir le manque, le point aveugle dans la pulsation du rythme, du souffle, de lui prêter une matérialité. C'est cela le texte invisible qui affleure au sein du texte même: la matérialité du "rien" qui fait notre béance. Car le monde est-il visible autrement qu'à travers les lectures que nous lui apposons et si le rêve contemporain est d'en réduire l'illisibilité n'oppose-t-il pas toujours sa résistance? Devant l'alphabet des astres, le poète ne peut que poursuivre "noir sur blanc", se tenir à distance de toute visibilité trop évidente, pour ouvrir dans son jeu à l'inconnu de la rencontre, du mot neuf. Ainsi chaque lecture importe puisque chaque poème sera poussière d'étoiles retrouvée dans les glaces. L'espace et le temps sont là, dans cette poussière enserrée, le plus ample dans le plus ténu, le reste dans l'infini. J'appelle "épique" le rapport du lointain au proche, de ce qui est donné à ce qui échappe - de l'identité à l'altérité, du poème à la fulgurance et l'ampleur du continu. La vie ne permet pas cela mais le poème qui balbutie une histoire se faisant le chant des hommes, de leur douleur d'exister. Qui la balbutie, car que peut-on chanter, sinon la séparation d'avec le rêve d'un chant originel, devant quoi il faudrait se taire? Mais il y a rarement le silence, souvent un soupir le troue. C'est cela l'histoire que les poètes racontent, l'histoire d'un étonnement. Je situerais là ce que la psychanalyse nomme "sublimation": sur le bord de "l'inhumain", de "l'extrême" - entre silence et parole, sidération et émergence du sujet - dans une tension vers un mythe fondateur. Je parle de l'acte poétique, du passage à l'acte qu'est l'écrite, à la jonction du présent, du perçu et du surgissement de la formule, du vers. Dans une concrétion de lettres viendrait tout à coup se résoudre l'inadéquation du monde et du langage, dans un temps, un espace sans déchirure. Cependant dans le désir de fusion germent les ferments de la guerre: le rêve de résoudre l'autre, d'annuler la dysharmonie, le désaccord, l'harmonie la plus parfaite étant la mort que l'être humain ne peut s'empêcher d'appeler, de rechercher. Dans le mythe comme dans le rêve tous les contraires, toutes les contradictions peuvent coexister; la vie et la mort, le passé et le présent, la haine et l'amour, Œdipe aveugle, voyant.


Le poème est un mythe: une manière de rejoindre dans l'événement le geste de tous ceux qui ont fait de l'imperfection, de l'irréconciliable, une œuvre. Une manière de dialoguer à travers le temps, d'avoir plusieurs filiations, plusieurs noms que l'on peut à chaque fois perdre, retrouver, mzis constitutifs de son nom propre. Cependant la loi du langage est une loi qui nous dépasse, qui plie le rêve cosmique, le limite à des sons, des rythmes, fait du poème la grille ou l'infini de la matière du monde se fait parole subjective. "L'épique", la sublimation, c'est cela aussi: ce qui noue l'histoire d'une singularité au tragique de l'histoire collective. Habiter le poème, sa terre mentale, oblige à accueillir l'histoire, à sortir de l'autobiographie comme de l'anonymat, à construire un sujet contre la puissance du mythe, à bâtir un nom. Je pense à Paul Celan, à Ossip Mandelstam, à Trakl; à ceux qui ont transformé la nuit, l'étoile, la boue et les soleils. Quel poète n'a fait cette expérience d'un défaut fondamental dans les significations qu'il aurait le pouvoir d'à la fois révéler et apaiser? Il faut pour cela avoir conscience que nous sommes exilés au sein de notre propre langue et vouloir y trouver un rythme, un souffle, la rencontre inouïe de sonorités désignant soudain la faille qui fait notre condition et notre désir. Dans un poème de "Guerre extrême", j'ai inscrit dans un vers le mot "scella", j'ai inscrit le nom de Celan comme emblème de tout ce qui joue du sceau, de l'inscription dans la matière du langage, de cet artifice là, de cette réalité-là, de la lettre quand elle fait corps.

Article de Patrice Beray sur le livre de Tellermann.

1 Nous cherchons tous un impossible in  "Nous ne sommes jamais assez poète", 2014, éditions de La lettre volée.

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