Laurine rousselet : la pulsation poétique par Véronique Bergen




L

a poétesse et prosatrice Laurine Rousselet publie deux livres incandescents et incendiaires. Un recueil poétique, Rue Ion Brezoianu, aux éditions L’Inventaire, et la réédition de L’Été de la trente et unième, aux éditions de l’Aigrette, un journal-plus-que-journal préfacé par Marcel Moreau.

A la croisée du cri et de l’écrire, le « crire », petit talisman-schibboleth, court comme un furet dans les livres de Laurine Rousselet. Si sa poésie est attentive au silence, au silence du verbe, du bruit du monde, c’est afin de laisser chance au lever de l’aventure des corps, au hagard comme chant des espaces autres. Dans ses recueils poétiques, des perles extra-sémantiques font retour, obstinément, lesquelles perles sont de l’ordre de ritournelles secrètes et obsédantes. Au nombre des ritournelles, la récurrence des motifs de la couleur bleue, des six heures, du feuer, du crire…

Laurine Rousselet affectionne une prose inscrite dans l’art des infinitifs qui ont souvent pour mission d’ouvrir les flots poétiques, de signer/saigner l’entame, d’écorcher le blanc de la page.

« écrire le corps    sa vitesse     l’âge

   la mémoire demeure un espace d’improvisation

      décrypter dans la bourrasque »,

      (in Rue Ion Brezoianu)

« espérer la satiété vexe l’extase

l’inspiration est un lendemain increvable (…)

entrevoir du sidéral (…)

se fondre touche la matière

rompre élucide le saccage du tout (…)

vivre s’oriente de la chair

au choc empressé »,

(in Journal de l’attente). 

La danse des infinitifs qu’elle décoche se tient au plus près du concept d’infinitif chez Gilles Deleuze : exit le petit Je, le royaume du moi-moi-moi sur fond d’Œdipe, adiós au sujet circonscrit, localisable. Place aux subjectivités errantes, aux individuations sans balises, aux désirs sans entraves. L’infinitif en position subjective génère une affirmation qui est de l’ordre de l’incantation, étrangère à la chaîne des causes et des conséquences. A même l’élision du sujet, gorgé d’impersonnel, il se charge d’initier une action, un état, de fendre le monde par le scalpel du verbe sous sa forme chimiquement pure. Extérieur à la conjugaison, au défilé des personnes, des pronoms, il lorgne vers un mode musical autant que vers l’infini.

Les recueils poétiques Tambour (2003), Mémoire de sel (2004), Journal de l’attente (2013), Nuit témoin (2016), Ruine balance (2019), Barcelona (2020), Rue Ion Brezoianu (2021), les récits De l’or havanais (2010), L’Eté de la trente et unième (2008, rééd. 2021) explorent une intimité avec le feu, avec ce qui rougeoie dans le noir. Ils témoignent d’une parenté viscérale avec Marcel Moreau qui perçut en Laurine Rousselet une Voix poétique acquise au vertige et préfaça Mémoire de sel et L’Eté de la trente et unième. Se donne à entendre une proximité sororale avec Marina Tsvétaïeva, avec Alejandra Pizarnik qui se voit convoquée en exergue du Journal de l’attente.

La langue de Laurine Rousselet monte d’une chair assoiffée, d’un corps féminin en proie aux tremblements, aux convulsions, en prise sur la nudité de la vie.

« ailleurs t’envoie un baiser bleu (…)

une odeur de risque

de sexe au milieu

d’amour dans l’amour

au rythme forcené

lentement la nuit oblige à porter ton visage

lentement la nuit décompte les chairs du noir

poursuivre

pour consoler »,

(in Journal de l’attente).

Nudité des corps jouissants, de l’enfantement, de l’éclair de la mort repoussée, convoitée, nudité d’un ailleurs-exil préjudiciel, de la perte — perte de l’aimé, de l’aimée, de soi, d’un temps en creux —, nudité d’un affolement tempérant la fièvre par le presque-dire, par le détour de salves tout en parataxes.

« Aller plus loin dans la célébration

 la naissance

    porter le nom de la coupure

      utérus   racine  fondation    perte

         ta chair qui n’a pas donné d’enfant

            attendre la succession des jours

                chasser origine     verbe    réservoir des mots

                 contradiction entre espérance et lucidité

 immanquablement la subjectivation

   quête  univers   mystique   immensité vide

     transfiguration   osmose

je m’inconnue autant que je t’embrasse »,

(in Rue Ion Brezoianu).

Nuit témoin, titre éponyme d’une poétique de l’instant éclaté : Laurine Rousselet est ce témoin des rêves que le poème fait advenir dans la célébration des blancs, des respirations, du reflux des vocables. Privilégiant l’indirect, elle sème des cailloux d’impensé, refuse le déballage contemporain des egos tristes ou flambeurs, s’engage dans une ascèse orgiaque loin des rets du « je ».

« le sexe passe la nuit

avec l’idée de n’être personne », (in Journal de l’attente).

« régler le trait d’union à la lune

répondre au vacarme par le noir

la barbarie tire aussi sur le secret

écraser coquille silence

le visage blanc tourné

le crire le crâne déversant pour résister », (in Nuit témoin).

Les mots attachés à un « Orient tuméfié », aux corps des amants, aux embrasements politiques, Laurine Rousselet creuse l’infini dans l’étroitesse des cris, dans les bourdonnements de l’autrefois, avec les spectres de Federico Garcia Lorca, de Borges, le souffle d’Artaud dans les paumes des mains, les lèvres gorgées de voyelles catalanes, de spasmes orientaux, de désirs accordés à l’insoumission. « Je n’avais pas compris que le doute est l’ordre par excellence de l’insoumission… La positivité conforme »

Musicienne de l’oblique, d’une sensualité ardente, adepte des phénomènes qui tressaillent, d’une mystique de l’ivresse, elle cisèle son verbe ensauvagé, désertant le frontal, esquivant un dire dénué d’adombration, lançant un verbe en phase avec « le sexe du penser », avec la désobéissance.

Au plus loin de l’affairement de l’exhibitionnisme littéraire, du faux tripal tapageur et des transes stroboscopiques. Au plus près d’Anne-marie Schwarzenbach et de ses « Orients exils », au fil d’une écriture qui fait du sans-ancrage son carburant. Déraciner la langue, la féconder par un souffle apatride, par des rafales d’arabe, d’espagnol, de catalan, par la musique du compositeur et multi-instrumentiste Abdelahdi El Rharbi. Au plus près d’Amalia et Elias, d’Amaliaelias, les deux enfants, les deux ailes à qui Nuit témoin et Barcelona sont dédiés.

Laurine Rousselet et Marcel Moreau © D. L. Mohror

Sa rythmique soupèse le rien, le souffle, la crise, enregistre le surgissement des choses, les tressaillements d’inconnu, les lèvres qui s’entrouvrent, les noces des langues, pratiquant l’infusion du catalan dans le français, soulignant le fantôme rieur de la langue arabe. Le recueillement se conjugue aux temps de l’éclatement, de la vision centrifuge. Aux aguets d’une mystique de l’inattendu et de l’incommunicable.

Dans des concrétions qui vertigent l’essai par le poétique, les hurlements des populations syriennes, les ruines d’Alep, l’agonie du peuple yéménite, les luttes pour l’indépendance de la Catalogne se lèvent des pages, à la verticale. L’orage des partitions charnelles ravive l’ombre de Bernard Noël, d’Hubert Haddad, de Mahmoud Darwich, de Pasolini. Le phraser s’emporte dans la souplesse du serpent et l’intensité des pulsions acérées. Dans les secousses de la distance et du rapprochement, de la solitude et de l’étreinte, du strié indicible et du pulsé chaloupé. Du percussif et du lancinant balancement des syllabes. Le concret traverse, diagonalise les terres de l’abstraction. Laurine Rousselet abolit les évidences langagières et sensorielles par l’exploration d’autres niveaux de perception.

« tout est mont

tout est ligne

tout est sexe »

Le lecteur fait l’épreuve d’une rencontre avec une matière poétique qui déracine et ensemence d’encre les alcôves du vivre. L’expérience d’une lecture entre effraction et abandon scelle l’entrée dans le farouche des langues. Plaie, seuil, densité des cendres, ébullition des affects, orgie de la mémoire et de l’oubli, dureté du réel sont recueillis dans des formes à vif qui protègent l’indéchiffrable. Où le poétique s’embrase par l’érotique, l’érotique par le poétique jusqu’au lâcher de formules chimiques d’une langue qui rue, piaffe, danse avant de nous revenir en glissements ondulatoires, en rythmes haletants coupés de staccatos, au fil d’un matériau poétique délivré de toute ponctuation. Ce sont les blancs qui ponctuent les tourbillons. Habiter le verbe, c’est pour Laurine Rousselet traverser le sang. A la nage. Sans bouée ni destination.

« Nulle limite pour le langage qui s’expose à l’impasse du temps, qui le surprend par derrière, qui ‘lui fait la nique’ (…) Bref, frénétique, le langage infuse, retient l’aléatoire où on l’attend absolu… (…) Il est en moi au monde plus loin que ma propre perte. Je ne vis que pour lui. Il me travaille au corps ».

Des plans de réalité se télescopent, venus de l’intime et du collectif, jaillissant de l’extrême, déracinés du temps des songes. Sans inscription dans un référentiel épocal. Transversale à la sueur des siècles, se défiant des grandes orgues, son écriture se tient à l’affût de ce qui surgit et de ce qui disparaît, attentive aux puissances du ténu et aux débordements des cathédrales de la logique. Au ras de l’incertitude, elle éclot à l’intersection du charnel et de l’immatériel et convertit l’absence en présence, sans thésauriser un gain, qu’il soit gain de langue ou gain de subjectivation.

« élargir le cri rouge acier

sexes    renflements    intrication

les muscles se plantent

la violence s’inscrit

cohue   fouet   chaos

l’étreinte croule devant nudité »,

(in Ruine balance).

La langue est rendue à sa vie organique, à sa substance spasmée. Elle se frotte à des villes-corps, à des rues-corps, Barcelone, la rue Ion Brezoianu à Bucarest. Passant dans l’imaginaire et les pulsations du corps, le corps des mots advient à d’autres possibles. Langue mordue, perdue, ensemencée, pollinisée, que Laurine Rousselet glisse dans des cordes frottées, dans des cordes pincées ou frappées. Comme si elle soulevait les paupières du verbe afin de voir son épiderme, ses muscles. Le silence presque solide se fait palpable. L’archet du jour glisse sur les cuisses de la nuit, sur les reins des rêveurs. L’écriture de Laurine Rousselet nous offre un espace entre concision et creusement d’une langue taillée dans la stupeur. Dans l’équilibre de la boxe et de la danse. En débauchant l’orthodoxie de la pensée et de la grammaire jusqu’à la transfiguration de l’inerte en sève sauvage.

Véronique Bergen 


Laurine Rousselet, Rue Ion Brezoianu, Editions L’Inventaire, 2021, 64 p., 12 euros ; L’Eté de la trente et unième, Editions de l’Aigrette, préface de Marcel Moreau, 2021, 140 p., 15 euros.

Sourcehttps://diacritik.com/2021/06/18/laurine-rousselet-la-pulsation-poetique/


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