"La lecture silencieuse" - pour un lyrisme de l'expérience - d'Éric Brogniet



ERIC BROGNIET : UNE VIE EN POESIE
par Veronique Bergen

Qu’elle emprunte un chemin taillé dans le clair-obscur, escarpé ou à flanc d’aurore, la poésie relève d’une expérience de vivre et d’écrire qui ne pactise pas avec le régime existant des choses. Rêveur habitant les terres nomades de la poésie, Éric Brogniet nous livre un livre-somme, un jeu infini des perles poétiques qui présente un double visage : une ressaisie de la géographie et de la généalogie de son œuvre poétique et une réflexion sur la place, les enjeux, les invariants et les mutations de la poésie contemporaine. C’est à partir des œuvres de Hesse, Jacques Sojcher, Colette Nys-Mazure, Jean-Louis Lippert, Michaux, Celan, Jacques Crickillon, Philippe Jones, Anne-Marie Smal, Fernand Verhesen, Nathalie Gassel, Hubin et bien d’autres que l’auteur oppose un contre-chant résistant à l’espace-temps de l’Anthropocène. La question de Hölderlin s’est radicalisée, le « que peut la poésie en temps de détresse ? » faisant place à « que peut la poésie en un temps d’effondrement ? ». Avec le foyer poétique comme champ questionnant la condition humaine, le verbe ne dispense un monde qu’à se soustraire à la gestion technocratique actuelle du vivant, à l’ordre ambiant conditionnant esprits et corps.  Que signifie une vie en poésie, prise dans un engagement politico-aédique, fulgurant dans une époque vouant la pensée à la mort ? Comment le laboratoire verbal, la langue dans la langue peuvent-ils exercer une puissance critique sur le monde et tutoyer les tensions orphiques entre parole et silence ? Éblouissante pérégrination dans les arcanes de l’expérimentation littéraire, La Lecture silencieuse. Pour un lyrisme de l’expérience sonde la variété des engagements poétiques, le funambulisme d’Alain Bosquet « entre verbe et vertige », de Liliane Wouters « du manque à la plénitude » ou de Charline Lambert « de la plaie à la joie ». Boussole qui déboussole pour réinventer un Nord, trouée de l’imperceptible dans la structure esthétique, art de la voix et du vivre, mise à feu du verbe ou exil d’une langue de cendres… autant de pratiques ascétiques, chamaniques, spirituelles, révolutionnaires de l’espace littéraire. 


La poésie est un art de l’instantané et du transfert, elle nous invite sans cesse à recadrer notre rapport à la réalité, à réinventer notre rapport au monde, à arpenter un écart définitif.   

En amont des premières rencontres avec les univers de Rimbaud, Breton, Michaux et Baudelaire, en amont de la lecture et sa prolongation par l’écriture, Éric Brogniet revient sur un proto-poème fondateur, ciselé dans le grand livre du monde : ce premier poème dans lequel, enfant, il s’est reconnu, ce fut le jardin d’un horticulteur. L’entrée en poésie a pour ombilic, pour scène inaugurale l’épiphanie de la beauté éprouvée dans cet écrin de nature. Les puissances de la littérature s’originent dans la désintrumentalisation de la langue, dans sa désertion face aux formatages, fussent-ils ceux de l’académisme des Lettres où la prose courbe l’échine devant des pouvoirs qui l’asphyxient. Est poème tout ce qui engendre et exhausse la vie, tout ce qui la pousse dans les étreintes de l’apollinien et du dionysiaque, de la vision et de l’invisible. 

Tout langage, toute identité, toute énonciation, pour générer et créer de la vie, ne peuvent être que des systèmes ouverts, des morulas migrant dans le liquide amniotique nourricier, franchissant la membrane et passant du vide au plein et du plein au vide. Destinés à mourir pour que la Vie se poursuive. Chaque livre lu, chaque livre écrit, semblables à chacune des parties formant morula du grand corps d’écriture et de son souffle…  

Dressant l’évolution de la poésie moderne dans un monde soumis au désenchantement, Éric Brogniet questionne la force de protestation du lyrisme dans une époque crépusculaire ayant plongé notre espace-temps de la mondialisation dans une immense Cacanie. Le détournement des dieux et des hommes, suivi par la rupture entre l’humain et le monde avant que l’accord entre l’humain et lui-même ne se brise redéfinit la fonction du poète. Son rôle chamanique tend à se déplacer vers une fonction prophétique lorsque l’harmonie du cosmos a fait place au « chaosmos ». La Shoah marque une césure qui, prise en charge par Celan, fait monter sur la scène de l’anéantissement la figure du poète témoin. 

Tout à la fois acheminement vers la clairière de la parole soustraite au bruit du monde et itinéraire personnel d’une vie en poésie, La lecture silencieuse donne à entendre une tribu de voix qui font pièce à l’étranglement des possibles, à la déroute de l’Histoire dans la cendre. 

Véronique Bergen

(Article paru dans le carnet et les instants)
 

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