Conférences de Jean-Pierre Siméon : nécessité salutaire de la poésie.



C'est le premier et paradoxal travail de la poésie de réfuter, par la langue, toute clôture du sens que la langue opère en dénommant pour identifier. " là où la montagne dépasse du mot qui la désigne se trouve un poète", disait Odysseus Elytis. Magnifique raccourci, qui signifie clairement la tâche que se donne avec constance les poètes dans la communauté humaine, et qui consiste à subvertir la langue commune, à la charger d'intensité en portant à incandescence ses composants ou à l'inverse en la dénudant à l'extrême, pour qu'elle livre enfin autre chose que le compte-rendu tautologique des évidences, pour que nous soyons venger de son impuissance native à dire l'épaisseur et la complexité de l'expérience, les infinies nuances du réel et des relations que nous entretenons avec lui.


Pas besoin d'être grand clerc pour énoncer que la langue nous manque constamment et que sa prétention à signifier le réel est une imposture puisque substituant le concept à la chose, l'abstrait au concret, elle le simplifie à l'extrême, l'aplatit, et l'affadit, elle n'en n'est que le spectre. Tout poème objecte à cette prétention et rappelle (il en est besoin étant donné le pouvoir de persuasion du simple) la trahison foncière dont la langue commune constituée en codes et en normes pour être efficace, est coupable.
Il y a "le coucher du soleil" et il y a "soleil / cou coupé" d'Apollinaire. Où le soleil dépasse du mot qui le désigne. Quand une société oublie le poème ou ne l'admet que comme ornement, donc en le désarmement, ce qui revient au même, elle laisse libre cours à la domination sans partage du discours conceptuel et de la signification prétendument objective, donc aux simplifications qu'il autorise et, in fine, à toutes les manipulations dans la description du réel. Voilà où nous en sommes.

Jean-Pierre Siméon, "La poésie sauvera le monde", le passeur, 2016.







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